1. Introduction. Location et identité de la ville
Tamatracha (Matracha) est une ville, située sur la péninsule de Taman, sur le bord du golfe du même nom, à l’entrée de la mer Azov, en face de Bosporos (l’actuelle Kerch) en Crimée. Tamatracha est identifiée avec la ville de Germonassa de l’époque classique, située sur le site de Taman (Tamanskoe gorodishche)1. La localisation de Tamatracha dans la ville ancienne de Phanagorie qui se situe à 21 km vers l’Est du site de Taman, et dont le nom médiéval est ignoré, est erronée2. C’est le plus ancien cyrillique document épigraphique de la Russie, datant de 1068 (Tmutarakanskii kamen'), qui était retrouvé sur l’emplacement de l’ancienne Germonassa. Des discussions nombreuses autour de cette pierre fameuse étaient terminées en faveur de son authenticité, ce que confirme bien la localisation de Tamatracha à Germonassa3. 2. Sources
La ville est mentionnée par Constantin Porphyrogénète dans son De Administrando Imperio (42, 117) en tant que «κάστρον Ταμάταρχα» (ἀντικρὺ δὲ τῆς Βοσπόρου τὸ Ταμάταρχα λεγόμενον κάστρον ἐστίν, DAI, Ταμάταρχα Chapter 42 line 92), près du lac de Maeotis (la mer Azov); plus loin se trouve le fleuve Oukrouch, qui sépare la Zichia de Tamatarcha4. En 988 la ville est devenue le centre d’une principauté russe indépendante, sous le nom de Tmutorokan/Tmutarakan. Les origines des noms de la ville restent obscures5. La population indigène du territoire adjacent étaient les Ziques. 3. Les fouilles et le matériel archéologique
Les fouilles, ménées par B. A. Rybakov sur le site de Tamanskoe gorodishche en 1952-1955, ont donné le matériel considérable. Les fouilleurs ont pu discerner deux phases principales: celle des Khazares (VIIIe-Xe s.), et celle de Tmutarakan des Rus’ (XI-e-XIIe s.), qui a dominé sur les Khazars après la dissolution de le Khaganat Khazar. Les couches d’habitation de cette seconde phase étaient les plus riches de trouvailles6. Parmi les résultats des fouilles les plus importants notons la découverte des restes d’une église qui se trouvait juste au milieu du site. L’église était identifiée avec celle de Theotokos (Bogoroditsy), fondée en 1022/1023 par le prince Mstislav, fils de Vladimir de Kiev (Mstislav Vladimirovich), après avoir conquis Rededya (Редедя), prince des Kassogues. Ces événements sont attestés par la plus ancienne chronique russe, Povest’ vremennykh let (Повесть временных лет)7. 3.1. L’église de Theotokos
Les archéologues ont pu découvrir des restes des fondations de cette église et des fragments nombreux de briques, de tuiles, de crépis, de vitraux, de morceaux de fresques et de détails architectoniques, réalisés en grès de couleur rougeâtre. Ces matériaux ont donné l’idée sur des traits essentiels de cet édifice qui appartenait à la phase initiale de l’architecture ecclésiastique dans la Russie ancienne. Les dimensions de l’église étaient de 16,5 x 10,65 m. A la profondeur de 2,5 m on a découvert des fondations construites en pierres, liées avec un mortier (leur hauteur est de 1,6 m au maximum). Les fondations du chevet ne se sont pas conservées, on suppose la présence d’une abside semi-circulaire8. On a observé une particularité de la technique de construction: le sol dans la partie orientale de l’édifice était raffermi à l’aide de plusieurs pals en bois. On a observé également le même procédé à Kiev, pendant les fouilles de l’église dite Desiatinnaya (”de Dix”) (991-996), la première église épiscopale de la Rus kiévienne, construite par les bâtisseurs grecs. Un cimetière près de l’église de Tmutarakan comportait plus que 20 tombes, construites en dalles; quelques petits objets de mobilier datent des XIe-XIIe s. 3.2. Les trouvailles et la céramique Parmi d’autres trouvailles archéologiques dans le site de Taman, les objets de vaisselle en glaçure étaient assez nombreux. Il s’agit de cruches et de vases, fabriqués en pâte blanche, importés de Constantinople et de Grèce, aux Xe-XIIIe s. Un plat bien conservé représente deux oiseaux affrontés près d’un motif végétal (“l’arbre de la vie”). La vaisselle en pâte rouge, décorée de motifs géométriques et polychromes, datant des XIIe-XIIIe s., est plus fréquente. Des objets de ce type étaient retrouvés aussi dans la Crimée. On a importé ces objets des pays du Proche Orient, de la Transcaucasie, de la Bulgarie. Notons un objet rare: un détail d’arc qui porte un signe personnel (“tamga”). Datant de la fin du Xe – début du XIe s. cet arc appartenait, probablement, au princ Mstislav Vladimirovich. Quelques pierres tombales, réutilisées dans la maçonnerie des édifices divers, portaient des symboles juifs (la menorah), mais aussi des signes d’autre caractère (“tamga”). Ces pierres appartenaient à l’époque khazars de la vie de Tamatracha. Quant aux témoignages numismatiques, la plupart des monnaies, trouvées dans le site de Taman, dataient des IXe-XIe s. Un sceau datant de la fin du XIe s., porte une invocation qui mentionne Mikhaïl, archont de Matracha, de Ziquie et de toute la Khazarie (Μιχαήλ, άρχωντι Ματράχων Ζιχίας και πάσης Χαζαρίας). Le plus probable que ce sceau appartenait au prince russe Oleg dont le nom chrétien était Mikhaïl, fils de Sviatoslav, qui gouvernait Tmutorokan entre 1083 et 10949. 4. L’église de Tamatarcha/ Tmutarakan
L’église de Tmutarakan avait des liens étroits avec celle de Kiev. Dans les années 60 du XIe s. un monastère, annexe du monastère de Kievo-Peshersk (Киево-Печерский монастырь), était fondé aux environs de Tmutarakan. Pendant le dernier quart du XIe siècle, Nicolas, une moine du même couvent kiévien, fut ordonné archevêque de Tmutarakan10. Tmutorokan était à nouveau sous la domination byzantine entre 1094 et 111811. L’histoire ecclésiastique de la ville est liés avec celle des éparchies du patriarcat constantinopolitain, situées dans la Crimée et sur la côte nord-est de la mer Noire12. Pour la première fois Tamatarcha apparaît dans la Notice № 3 (Сod. Parisinus 1555A, “Notice de Boor”, “Notices des Iconoclastes”) parmi des sept souffragants de la métropole de Gothie (Gotthia/ Γοτθίας)13. Cette Notice, datant entre le 787 et la fin du IXe s., n’est pas un document officiel du patriarcat, elle suscite beaucoup de discussions à propos de sa valeur historique. On suppose que c’était un projet byzantin qui n’était cependant jamais réalisé14. On voit l’archevêché Tamatarcha (Ταμάτραχα ou bien Μάταραχα, Μάτραχα) dans la Notice 7 ( № 45)15, la Notice 8 ( № 120)16 et dans la Notice 1117. Tamatarcha devient la métropole dans les Notices 17 (№ 96), 18 (№ 96), 19 (№ 104), 20 (№ 46)18. Dans quelques manuscrits on rencontre Tamatracha (Matracha) liée à la Zècchia/Ziquie (c’est le cas de la Notice 20: ο Ματράχων και Ζηκχίας). Quant à la chronologie de ces documents, la Notice 7 date du début de Xe s., la Notice 8 était composée jusqu’à la fin du Xe s., la Notice 11 n’est pas plus tard que la fin du XIe s., la Notice 14 date du XIIe s., et un groupe de Notices tardives, dès 16 à 20, était rédigé au XIVe s.19 Les noms des évêques de ce siège sont peu connus. Un sceau datant pas plus tard que la fin du XIIe s., appartenait à Constantin, métropolite de Matracha20. 5. Epoque de la domination génois (XIIIe-XIVe s.)
A l’époque des XIIIe-XVe s. la ville faisait partie du système des larges communications maritimes dans le bassin de la mer Noire, son port avait des navires de Trébizonde et d’autres centres de commerce21. Dès le milieu du XIVe s., la Mer Noire est bordée d’évêchés latins, au fur et à mesure que les villes côtières passaient sous le contrôle de la thalassocratie génois. Parmi des missionnaires de pape ce sont des Franciscains qui étaient particulièrement actifs sur les rives caucasiens. Jean de Ziquie était un noble zique. Étant converti en esclavage et vendu à Gênes, il est devenu chrétien; libéré ensuite, il est retourné en Ziquie pour prêcher à ces compatriotes. En 1348 il a demandé au pape de donner à son pays l’organisation stable. En effet, en 1349 le pape Clément VI a crée une nouvelle province de Matrega, avec le siège dans la ville, où la métropole grecque existait encore. Avec la chute de Tamatracha, en 1482, l’accès en Ziquie n’existait plus, les Ottomans allaient contrôler les rives de la mer Noire22. |
1. С. А. Плетнева, “Города Таманского полуострова в конце VIII-XII веках, Таматарха-Тьмутаракань”, in: Крым, Северо-Восточное Причерноморье и Закавказье в эпоху средневековья, IV-XIII века, Ред. Т. И. Макарова, С. А. Плетнева (Москва 2003), p. 171. 2. J. Richard, La papauté et les missions d’Orient au Moyen Age (XIIIe-XVe siècles) (Collection de l’École Française de Rome 33), École Française de Rome 1977, p. 364. А.В. Гадло, “Византийские свидетельства о Зихской епархии как источник по истории Северо-Восточного Причерноморья”, in: Из истории Византии и византиноведения (Ленинград 1991), pp. 95, 102. Sur le site de Phanagorie de l’époque médiévale, voir: С. А. Плетнева, “Фанагория”, in: Крым, Северо-Восточное Причерноморье и Закавказье в эпоху средневековья, IV-XIII века, ред. Т. И. Макарова, С. А. Плетнева (Москва 2003), pp. 179-183. 3. А. А. Медынцева, Тмутараканский камень (Москва 1979). 4. Constantine Porphyrogenitus, De Administrando Imperio, greek text ed. by Gy. Moravcsik, engl. translation by R. H. Jenkins (Budapest 1949), pp. 182-187. Trad. russe: Константин Багрянородный, Об управлении империей, текст, перевод, комментарий, изд. 2, исправленное, ред. Г. Г. Литаврин, А. П. Новосельцев (Москва 1991), pp. 170-175. 5. On suppose l’origine tatare de nom de Tamatracha/Tamatarcha: J. Richard, La papauté et les missions d’Orient au Moyen Age (XIIIe-XVe siècles), (Collection de l’ École Française de Rome 33), (École Française de Rome 1977), note 4, p. 36. Richard évoque également la version de Τομη΄τα΄τιχα, “les sècheries”, le poisson séché (fumé, salé) qui jouait le rôle important dans la commerce de la mer Noire (Richard, La papauté et les missions, note 79, p. 248). Quant à la forme russe, le mot grec était transformé dans l’esprit de l’”étymologie populaire”. “Tmu-tarakan” est composé de “tmu” qui fait l’allusion à “t’ma” (“obscurité”) et “tarakan” (“cafard”), ce qui fait penser à un lieu sombre et lointain, un trou perdu au bout du monde: «Где-то сегодня, в Тьмутаракани, землю помещичью делят крестьяне» - Vladimir Mayakovsky, poète soviétique, qui n’avait certainement aucune idée sur la Tamatracha byzantine. 6. С. А. Плетнева, “Города Таманского полуострова в конце VIII-XII веках, Таматарха-Тьмутаракань”, in: Крым, Северо-Восточное Причерноморье и Закавказье в эпоху средневековья, IV-XIII века, Ред. Т. И. Макарова, С. А. Плетнева (Москва 2003), pp. 171-179, pl. 64-70. 7. Deux rapports archéologiques étaient publiés un démi-siècle plus tard des fouilles: Т. И. Макарова, “Церковь святой Богородицы в Тмутаракани”, in: Боспор Киммерийский. Понт и варварский мир в период античности и средневековья, Сборник научных материалов III Боспорских Чтений, Керчь, 20-23 мая 2002, ред. В.Н. Зинько (Симферополь 2002), pp. 156-158; Т. И. Макарова, “Церковь святой Богородицы в Тмутаракани”, in: Материалы по археологии, истории и этнографии Таврии XI (2005), pp. 377-405. 8. P. A. Rappoport avait raison de penser au chevet à trois absides, ce qui serait plus typique: П. А. Раппопорт, Русская архитектура X-XIII веков (Свод археологических источников, вып. ЕI-47), (Ленинград 1982), pp. 115-116. 9. J. Nesbitt, N. Oikonomides (eds.), Catalogue of Byzantine Seals at Dumbarton Oaks and in the Foggs Museum of Art, Vol. I (Washington 1991), p. 190; G. Litavrin, “A propos de Tmutorakan”, Byzantion 35 (1965), pp. 220-234. Une autre opinion: N. Bãnescu, “La domination byzantine à Matracha [Tmutorokan], en Zichie, en Khazarie et en ‘Russie’ à l’époque des Comnènes”, in Bulletin de la Section Historique de l’Académie Roumaine 22/2 (1941), p. 58. 10. А. В. Гадло, “Византийские свидетельства о Зихской епархии как источник по истории Северо-Восточного Причерноморья”, in: Из истории Византии и византиноведения (Ленинград 1991), p. 106; Е. П. Кабанец. « К вопросу о роли Тмутараканской епархии в церковной истории Древней Руси конца XI вв.?”, Сугдейский сборник, вып. II, red. Н. М. Куковальская (Киев-Судак 2005), p.. 105-130 11. Г. Г. Литаврин, “Новые сведения о северном Причерноморье (XII в.)”, in: Феодальная Россия во всемирно-историческом процессе (Москва 1972), pp. 237-242. 12. E. Honigmann, “Studies in Slavic churh History, II, The archibishopric of Tamatarcha or Matracha (Tmutorokan)”, Byzantion V (1930), p. 232-233. 13. J. Darrouzès, Notitiae episcopatuum ecclesiae constantinopoitanae, texte criqique, introduction et notes (Géographie ecclésiastique de l’Empire byzantin, 1) (Paris 1981), pp. 20-33, 241-242, 294. 14. “Une éparchie de Gotthia avec métropolites et suffragants paraît très hypothétique aux VIIIe-IXe s.”: J. Darrouzès, Notitiae episcopatuum ecclesiae constantinopoitanae, n. 3, p. 31. D’autres opinions: Fr. Dvornik, Les légendes de Constantin et Méthode vues de Byzance (Prague 1936), pp. 160-198; A. Vasiliev, The Goths in the Crimea (Cambridge, Mass. 1936), pp. 97-104; M.-F. Auzépy, “Gothie et Crimée de 750 à 830 dans les sources ecclésiastiques et monastiques grecques”, in Материалы по археологии, истории и этнографии Таврии VII (2000), pp. 326, 330. 15. J. Darrouzès, Notitiae episcopatuum ecclesiae constantinopoitanae, texte criqique, introduction et notes (Géographie ecclésiastique de l’Empire byzantin, 1) (Paris 1981), p. 57. 16. J. Darrouzès, Notitiae episcopatuum ecclesiae constantinopoitanae, pp. 120-121, 294. 17. J. Darrouzès, Notitiae episcopatuum ecclesiae constantinopoitanae, pp. 139-140. 18. J. Darrouzès, Notitiae episcopatuum ecclesiae constantinopoitanae, p. 417. 19. J. Darrouzès, “L’édition des Notitiae Episcopatuum”, Revue des Etudes Byzantines 40 (1982), p. 215-221. 20. L’histoire de ce siège n’est pas tout à fait claire, cela concerne, en particulier, la date de la transformation de l’archevêché en métropolie. Il est probable que l’archevêché de Matracha soient élevé en métropolie temporairement, à la fin du XII e s.: J. Nesbitt, N. Oikonomides (eds.), Catalogue of Byzantine Seals at Dumbarton Oaks and in the Foggs Museum of Art, Vol. I (Washington 1991), pp.190-191, № 83. 1. 21. С. П. Карпов, История Трапезунтской империи (Санкт-Петербург 2007), p. 133. 22. J. Richard, La papauté et les missions d’Orient au Moyen Age (XIIIe-XVe siècles) (Collection de l’École Française de Rome 33), (École Française de Rome 1977), pp. 246-248, 255. |